mardi 10 janvier 2012

Bonheur et Souffrance en mathématiques.

La dualité souffrance-bonheur fut depuis les débuts de la philosophie une thématique riche aux multiples horizons. Il est souvent considéré comme évident voire comme tautologique de définir le bonheur comme l'absence totale de souffrances. Le but de cet essai sera alors de se demander si au lieu d'un rapport d'opposition, de négation logique, il ne serait pas plutôt question de conséquences, d'étapes d'un même cheminement que l'on pourrait presque qualifier d'initiatique, et ce dans le domaine particulier des mathématiques.

En effet, avant même de s'interroger sur les places respectives du bonheur et de la souffrance dans la vie du mathématicien, est-on en mesure de définir avec une grande rigueur ce que sont les mathématiques ? Création de l'esprit humain pour certains, vérité transcendante pour d'autres, il n'est pas encore permis de lever l'ambiguïté suivante sur le statut du mathématicien, découvreur ou créateur ? L'ouvrage intitulé «  Matière à penser » illustre à la perfection cette interrogation centrale. Dans ce livre, le neurologue Jean-Pierre Changeux et le mathématicien Alain Connes s'opposent courtoisement sur leur vision des mathématiques. Alors qu'Alain Connes défend une position purement platonicienne, Jean-Pierre Changeux se range le long d'une approche bien plus pragmatique. Pour ma part, l'approche platonicienne est celle qui donne du sens, de la transcendance à la discipline mathématique. Tout mathématicien, simple étudiant ou Médaille Fields, s'est senti un jour écrasé sous le poids d'une démonstration ou d'une équation. Mais quelle est l'origine réelle de ce sentiment ? Se sent-on écrasé par la lourdeur d'un formalisme qui nous dépasse ? Mais qui est l'auteur de ce formalisme ? Nous mêmes ! L'être humain ne peut que très difficilement se sentir dépassé de manière universelle par sa propre création, du moins, à long terme. En effet, si le genre humain se devait d'être universellement dépassé par un pur fruit de son esprit, cela signifierait tout simplement qu'il est en déclin, en régression générale et voué à disparaître. Or, bien que le genre humain au niveau global soit en fort déclin, il ne l'est pas pour cette raison, mais pour une multitude d'autres qui n'ont pas leur place dans cet essai. Ainsi, si le mathématicien se sent parfois si extérieur à ce qu'il voit sur le tableau , c'est qu'une barrière s'est dressée entre le formalisme et le sens ou devrais-je dire la syntaxe et le sens ! Ainsi, si il est aisément pensable que le formalisme mathématique soit une création de l'Homme, ce que ce formalisme décrit réellement n'en est probablement pas une. Nous ne sommes en mesure actuellement que de décrire des phénomènes, c'est à dire, des représentations particulières de la chose en soi, représentations elles-mêmes adaptées à notre psychologique propre. Le problème pourrait s'arrêter alors sur ce constat amère et oh combien douloureux pour l'Homme, animal politique et donc profondément orgueilleux...

Mais contrairement à l'approche Kantienne, il me semble que la volonté et la soif d'absolu ne soient pas uniquement du domaine de l'utopie ou du clérical... Et là arrive la douleur, douleur de l'Homme, du mathématicien qui veut percer le réel secret et les réelles potentialités de sa discipline. Il est regrettable que tant de personnes abhorrent les mathématiques pour des raisons de formalisme jugé obscur et impénétrable car le formalisme est une étape nécessaire mais ne constitue aucunement un aboutissement. Il est représentatif de l'effort, de la douleur, de la souffrance, de la perte d'espoir qui traverseront nombre de fois les cœurs des plus passionnées, des plus avides de connaissance et de sens ! L'aventure mathématique est un chemin initiatique où l'on apprend à se connaître soi-même avant de connaître l'autre. Il ne peut y avoir de bonheur mathématique sans souffrance préalable. Et les souffrances sont nombreuses... Panne sèche d'inspiration devant un exercice, angoisse devant un nouveau chapitre, un nouveau concept ou même parfois, un nouvel espace localement convexe ou pas ! Mais aussi, incompréhension totale devant un cours jugé obscur qui nous fait regarder le tableau noir avec la même lueur de désespoir que celle du condamné face à son bourreau.

Mais oh combien les bonheurs consécutifs sont intenses, et chaque fois, révélateurs de notre admiration pour une science qui ne cesse de nous étonner, de nous impressionner et de nous remettre à notre place, notre véritable place ! Et une fois que ces petits bonheurs et ces petites souffrances ont forgé notre caractère et même notre âme, une ultime vocation intellectuelle s'éveille en nous , la chose en soi, le fond de la connaissance, l'être de l'étant selon les écoles. Et alors, le mathématicien se sent prêt à affronter toutes les souffrances de l'esprit voire même du corps qui sont envisageables car au bout de ce cheminement, de ces pérégrinations intellectuelles qui s'avèreront nombreuses et pour beaucoup infructueuses, se cache peut-être le sens même de cette discipline, un sens tel qu'à ce niveau, le mot même de discipline n'a plus de signification. La discipline est un chemin, le sens est une destination. Peut-être et même probablement, le sens, l'être de la chose en soi demeurera toujours caché au mathématicien comme au philosophe, mais en y réfléchissant bien, le fait de pouvoir approcher asymptotiquement ce Graal sans jamais le toucher, et donc permettre à l'homme éternellement de demeurer perfectible sans sombrer dans une destructive perfection, n'est-ce pas cela le véritable Bonheur ?

2 commentaires:

Eugénie Turpin a dit…

Un travail intéressant et un nouvel angle d'attaque pour aborder cette notion de bonheur bien trop mal connue...

cyr a dit…

« Bonheur et Souffrance en mathématiques. » J'ai été un peu interpellé par le titre, liant difficilement les mots « bonheur » et « mathématiques », étant peu mathématicienne. Cela n'empêche d'avoir souvent été interpellé par cet intriguant mystère, que j'ai vu « tourner » quelques fois « autour » de mes professeurs (plus mathématiciens). Et on se demande (du moins, moi) au delà de la « simple » démonstration au tableau, ce qu'ils cherchent ou les animent et les poussent à des interrogations philosophiques dont je n'aurais jamais eu l'idée en regardant tel problème ou tel jeu mathématique. Je reste un peu en suspend sur eux, comme sur cette idée de Pascal : « Dieu, est le plus grand de tous les géomètres », sans comprendre.
La soif de l'Absolu (qui n'est pas propre au mathématicien).. cette recherche qui paraît vaine mais inéluctable, quand j'y pense, me plonge parfois dans un profond sentiment « amoureux » (peut-on osé dire). Sans être brillante, ou pleine d'efforts, j'apprécie parfois d'être au contact, ou de lire des hommes plus droits, aux ambitions plus fortes que les miennes. Ils ont ce je ne sais quoi, qui vous entraîne ou vous invite à vous relancer ou à ne pas oublier votre propre recherche ou vos propres rêves d'absolu.